Lorsque je suis au bureau, je n’aime pas tellement les gens avec qui je passais du temps. Je ne les ai jamais vraiment considérés comme mes amis et je pense que c’est réciproque. Nous tolérions la présence de chacun car nous avions évolué ensemble et que c’était normal, nous n’allions pas nous jeter des pierres. Je ne me sentais pas à ma place avec eux et les regardais sûrement la plupart du temps avec un peu de dédain. Je ne comprenais pas leurs délires, ni pourquoi certaines choses les touchaient. J’étais l’outsider du groupe, celui qui ne voulait en aucun cas être comme eux et surtout ne pas prendre part à leurs joies ou leurs peines. J’ai appris à leur contact à feindre l’intérêt, à me fondre dans la masse, à éviter de faire des vagues. La vérité c’est que des vagues, j’en faisais ; peut-être même un peu trop. Ils ne méritaient pas toujours mes mots durs et les piques que je leur lançais. Je n’y voyais pourtant aucun mal et y prenais un plaisir sadique. J’aimais les voir en peine après que je leur ai lancé au visage une « vérité » cinglante sur eux-mêmes. J’étais un petit con. En fait, je pense que j’essayais de faire en sorte qu’ils me détestent pour ne pas avoir à m’éloigner d’eux de moi-même. Je n’aimais pas me salir les mains, si l’on peut dire. J’étais sot, admettre que je ne pouvais pas les supporter aurait été plus aisé et bien plus sain. En fait, nous n’étions tout simplement pas sur la même longueur d’onde et il n’y avait rien de mal à cela. Ils faisaient partie de ma vie pro pour la plupart depuis deux ans ; j’aime l’expression anglaise qui dit « You have to learn to let go ». « To let go », c’est peut-être une des choses que j’ai encore aujourd’hui le plus de mal à faire. Il m’est encore horriblement difficile de dire adieu à certains pans et personnes de mon passé. Ces choses qui m’ont créé, qui m’ont fait évoluer, qui m’ont permis d’être aujourd’hui ce que je suis, avec tous mes défauts et aussi quelques qualités.
Aujourd’hui je m’en veux un peu, mais pas énormément non plus. Je ne regrette pas mon comportement, je ne regrette aucun des mots que je leur ai dit ; je préfère encore avoir le rôle du mouton noir, plutôt que celui de la personne qui aime tout le monde. Il m’apparaît être plus honnête ; quand je me regarde dans un miroir ou un reflet, je ne vois pas quelqu’un de lisse, qui agit bien en permanence, je vois des aspérités, des contradictions, des choses bonnes et mauvaises, le mal et le bien. Je vois un jeune homme en passe d’entrer dans le monde des adultes et qui est terrifié à l’idée de ne plus être un enfant. Je suis très certainement atteint d’un dérivé du complexe de Peter Pan : moi aussi, je ne veux pas grandir. Laissez-moi encore un peu dans ce monde si beau et si parfait, où je peux agir sans avoir l’impression d’être un sale type en permanence, où je peux m’acquitter de ma conscience quand bon me semble. J’aime découvrir un nouvel endroit et la laisser à la porte. Je décide de la reprendre en sortant parfois, mais bien souvent je ressors et passe à côté d’elle comme on passe à côté d’une amie que l’on a décidé d’oublier: sans la regarder. Alors je sens son jugement peser sur mon dos, je hausse alors les épaules et me dis que je verrai bien demain pour l’inviter au café. Je garde ma dignité, mais ne veux pas grandir et pourtant je rejoins petit à petit le bienheureux monde des cauchemars.